Texte écrit le 10 mai 2022 en atelier avec Alice Legendre (@alicepostpartum), sur le thème « Écrire la mer ».
C’est l’enfance, je gratte et je creuse ce sable froid et mouillé avec mes petits doigts déterminés. Il faut remplir ce seau avant la prochaine vague, courir à petits pas avec la précieuse et si lourde récolte, tout vider sur le sable sec, repartir pour recommencer. Aurai-je le temps de bâtir les douves, les tours à créneaux et les ponts de mon château ? Devrai-je abandonner comme à chaque fois mon œuvre inachevée quand maman me dira qu’il est temps de rentrer ? Les adultes savent-ils seulement que les journées n’ont pas de fin lorsque c’est l’enfance ?
J’ai seize ans et je retrouve la mer après des années. J’entre dans les vagues complètement habillée, telle Ophélie, moins folle peut-être, moins belle c’est certain, mais rongée par une noirceur incurable. Sous ma jupe flamboyante de couleurs, mes cuisses fraîchement entaillées. Chacun s’en doute mais personne ne doit voir. Le tissu épouse ma peau d’une caresse glacée, et je ressors, inondant le sable à chaque pas, sous le regard moqueur des autres vacanciers.
J’ai vingt-sept ans et j’ai osé. Je suis partie sans mon compagnon pour rejoindre un cercle de femmes. J’ai pris l’avion, seule, pour un pays dont la langue m’est parfaitement étrangère. Le cercle prend fin et le groupe s’éparpille. Ma petite voix a peur d’être seule. La solitude c’est le rejet. Je connais trop bien ce goût-là. Pourtant, l’étincelle est là. Ma boussole me pousse vers l’océan. Il faut voir l’océan avant de reprendre l’avion. Me voilà partie, bus, train, tout est si fluide, je ne parle pas un mot de cette langue mais je ne me perds pas. Le bus me dépose, j’ôte mes chaussures et les accroche à mon sac. Le sable est froid sous mes pieds, c’est la plage déserte d’une fin d’octobre. Ma flamme danse, ma boussole se fige, c’est ici. Il faut goûter cette eau-là ! Je quitte mes habits et mon corps s’élance dans les vagues glacées, j’en ressors étourdie et danse sous la pluie naissante. C’est ici, me dit-elle. Tu es ici et tu es vivante. Je m’imprègne de cette danse, de ces vagues furieuses. Je sais que ce moment sera l’un des plus forts de ma vie. C’est la première fois que je me sens à ma place, vraiment à ma place, depuis que je suis née.
Je suis mère et je me suis perdue. Ma boussole s’est tue, il n’y a plus de flamme en moi. Le seul feu de ma vie, à présent, c’est ma fille. Je la porte au-dessus de l’eau glacée. La rivière scintille au soleil. Je la fais voler à plat ventre, courbe mon dos pour plonger ses mains minuscules dans le courant. Elle crie de bonheur et d’excitation, trépigne, s’éclabousse et ondule vigoureusement de tout son petit corps. Le plaisir et la joie d’Iris au bord de la rivière… Cette rivière, c’est mon refuge, et je crois que l’une des meilleures raisons de devenir mère était de pouvoir partager mon amour pour la rivière. Elle se tient assise, son petit dos nu au soleil. Elle jette des cailloux dans l’eau. J’ignorais qu’on pouvait avoir la peau si douce… J’ai faim de cette peau-là — peut-être que ça ne se dit pas. J’ai faim de la joie de ma fille au bord de la rivière.